Monday 25 January 2016

LES AGRICULTEURS ONT ENCORE FRAPPÉ!

Nous avons à nouveau assisté ces derniers jours au spectacle lamentable de groupes d'agriculteurs "en colère" bloquant des autoroutes, se livrant à des actes de vandalisme tels que l'arrachage avec leurs tracteurs des glissières de sécurité, l'épandage de fumier et autres détritus sur la chaussée, sous les yeux complaisants des journalistes, et bien souvent avec l'approbation tacite d'une grande partie de l'opinion publique.
Le commentaire qui accompagnait le reportage expliquait et en grande partie justifiait cette colère par le fait que beaucoup d'agriculteurs sont obligés actuellement à vendre leurs produits au dessous du prix de revient, ce qui, dans l'esprit de beaucoup d'auditeurs, est effectivement un argument définitif: si nous payons si cher au supermarché des produits dont le prix ne permet pas au producteur de vivre décemment, c'est bien évidemment parce que des intermédiaires s'en mettent plein les poches: les grossistes, la grande distribution, donc "les gros" contre "les petits".
Ces agriculteurs prenaient donc tranquillement en otage les milliers d'usagers de l'autoroute, et il a fallu attendre le lendemain pour que la police finisse par la faire évacuer, sans d'ailleurs que cela permette la reprise immédiate du trafic, puisqu'il nous fut annoncé qu'un certain délai serait nécessaire pour réparer les dommages causés par les manifestants et rendre la chaussée à nouveau praticable. Ce que l'on ne nous dit pas, et qui parait fort douteux, c'est si des poursuites seront engagées contre ces agriculteurs, qui sont très facilement identifiables (l'immatriculation des tracteurs était visible aux yeux de tous dans le reportage); je dis que c'est fort douteux, car si des poursuites étaient engagées, cela entrainerait immanquablement de nouvelles manifestations de soutien aux agriculteurs poursuivis.
Il me semble qu'un tel incident, qui n'est évidemment pas un évènement isolé, peut nous amener à faire deux types de réflexions, dans le domaine économique et surtout dans celui du respect de l’État de droit.
En matière économique, l'indulgence, pour ne pas dire la complicité, que démontre la plus grande partie de l'opinion publique à l'égard de ces manifestations répétées d'agriculteurs, révèle, comme cela est si fréquent en France, une ignorance ou un rejet des mécanismes les plus élémentaires de l'économie: si le prix du marché est inférieur aux coûts de production, c'est soit parce que nous sommes dans une situation de surproduction, soit plus probablement parce que les producteurs (ou au moins CERTAINS producteurs, ceux qui manifestent), ne sont pas capables de produire à des prix compétitifs, et cela alors notre agriculture figure parmi les plus aidées et subventionnées du monde; s'il y a sur le marché de la viande de porc offerte à un certain prix, c'est très probablement parce qu'il y a, dans d'autre pays (en Allemagne, en Espagne), et très certainement aussi en France, des producteurs qui y trouvent leur compte, parce qu'ils ont un meilleur outil de production, de meilleures conditions d'approvisionnement pour les matières premières qu'ils utilisent etc. ; si les producteurs de tomate ou de pêches français ne peuvent pas soutenir la concurrence avec ceux d'Espagne ou du Portugal, c'est parce que ces derniers ont de meilleures conditions climatiques, des coûts de main d’œuvre moins élevés; et ce n'est pas en interceptant les camions chargés de fruits espagnols pour détruire leur cargaison, que l'on résoudra le problème; ou alors il faut dire clairement que l'on refuse de jouer le jeu de la concurrence, et sortir de l'Union Européenne, ce qui implique de rester "entre nous" et d'accepter de payer pour les produits que nous consommons des prix très supérieurs à ceux dont nous sommes bien contents de bénéficier.

Mais c'est par rapport au respect de l’État de droit que ce type d'incidents me semble particulièrement inquiétant et significatif d'un certain état d'esprit: car il ne s'agit pas d'un évènement isolé. Sans même parler des manifestations d'agriculteurs, dont la répétition lassante finit par faire que l'on n'y attache plus beaucoup d'importance, on assiste à la multiplication de situations dans lesquelles des grévistes "en colère" (comme si la colère justifiait tout) se livrent à des voies de fait à l'encontre de leurs employeurs, les séquestrent sur leur lieu de travail, se rendent coupables de destructions ou de dommages contre l'outil de travail... Il s'agit là d'actes inacceptables, normalement punis pénalement; et pourtant, la réaction de la société à l'égard de ces comportements n'est pas à la mesure de la gravité de ces comportements: non seulement, là encore, une bonne partie de l'opinion publique est prête à leur trouver toutes sortes d'excuse, mais encore, dans les rares cas où la justice s'empare de ces affaires et prétend prononcer des sanctions pénales, au demeurant fort légères, à l'encontre des responsables, on assiste à une véritable levée de boucliers des organisations syndicales, appuyées par une bonne partie des partis de gauche: voir les cas récents des salariés d'Air France coupables de violences contre leur DRH, ou de ceux de Goodyear coupables d'avoir séquestré deux cadres de leur entreprise pendant 30 heures. Voir également les manifestations d'écologistes, destructeurs de cultures d'OGM ou "zadistes" de Notre Dame des Landes.

Il semble ainsi que pour une bonne partie de l'opinion publique, l'utilisation de la violence contre la personne ou contre les biens soit devenue un comportement parfaitement admissible pour faire triompher ses revendications dans les conflits sociaux; l'argument souvent utilisé est que cette violence ne fait que répondre à la violence de l'adversaire: celle du patron dans l'entreprise, celle de la chaine de grande distribution dans les conflits paysans. Mais il s'agit là d'une fausse symétrie; dans un État de droit, dans une société démocratique et civilisée, il existe toutes sortes de mécanismes permettant de résoudre les conflits de façon pacifique, à travers la négociation, le dialogue social, la médiation ou la conciliation, et lorsque cela est nécessaire, l'intervention du juge. Si l'on commence à admettre que chacun a le droit de se faire justice chaque fois qu'il estime ses intérêts lésés et qu'il est "en colère", l’État de droit n'est plus qu'une fiction, et on accepte que  triomphe celui qui crie le plus fort ou qui sait mettre l'opinion publique de son côté.

Il ne s'agit pas de refuser à chacun le droit de manifester ses opinions, mais à condition que cela se fasse dans le respect des règles de droit et sans recours à la violence; dans le cas contraire, il est du devoir de la puissance publique de réprimer sans contemplation de telles manifestations qui mettent en péril les règles les plus élémentaires de la vie dans une société civilisée.