Monday 13 April 2020

LA VIE HUMAINE: une valeur absolue?

Un passage de l'interview du philosophe allemand Jürgen Habermas, publiée dans Le Monde du samedi 11 avril, me permet d'approfondir les quelques réflexions que je livrais dans mon article d'hier sur la valeur de la vie humaine.

Je cite le passage de l'interview: "Les hommes et les femmes politiques, lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre, d'un côté, des dommages économiques et sociaux et, d'un autre, des morts susceptibles d'être évitées, doivent résister à la "tentation utilitariste": doit-on être prêt à risquer une "saturation" du système de santé, et donc des taux de mortalité plus élevés, pour redonner de l'essor à l'économie et atténuer ainsi le désastre social d'une crise économique? Les droits fondamentaux interdisent aux institutions étatiques toute décision qui s'accommode de la mort de personnes physiques".

Ainsi donc, pour Habermas, la préservation de toute vie humaine mise en péril par l'épidémie constitue une valeur absolue, et aucune considération ne saurait autoriser les gouvernants à prendre des décisions pouvant entraîner un surcroît de décès causés par le virus.

Pourtant Habermas reconnait que les médecins, dans leur lutte quotidienne contre la maladie, doivent parfois prendre des "décisions tragiques" lorsque les moyens dont ils disposent ne leur permettent pas de soigner tous les patients en danger de mort qu'on leur amène. Mais il s'en tire par une pirouette en considérant que dans ces cas, le médecin prend sa décision "sur la base d'indices médicaux laissant penser que le traitement clinique en question a de grandes chances de succès" .

Le philosophe allemand semble oublier ce qu'est l'économie, à savoir la recherche de la façon  la plus efficiente d'adapter des moyens limités à des besoins qui sont illimités. Donc, lorsque le médecin se trouve face à l'alternative tragique de choisir entre deux patients, et de consacrer ses soins à celui qui a le plus de chance de survivre, il fait en réalité un choix économique, en adaptant l'insuffisance des moyens dont il dispose de la façon la plus efficiente possible.

Alors bien sûr, la préservation de la vie humaine est une valeur absolue, mais elle doit être appréciée de façon plus globale, à l’échelle de l'ensemble de la société, et non uniquement dans l'optique forcément limitée (ce n'est pas un reproche) du médecin dont le seul objectif est de sauver un maximum de patients.

L'effondrement de l'économie peut aussi faire des morts, et rien ne permet de dire que ces morts seront moins nombreux et moins importants que ceux résultant directement de l'épidémie. La faim, la misère, le désespoir, font des victimes! le développement des addictions, les maltraitances s'exerçant sur les plus faibles, femmes et enfants, font des victimes; les séquelles d'un confinement prolongé sur le psychisme de jeunes enfants, ainsi que sur leur niveau éducatif, ne pourront s'apprécier qu'à long terme, mais peuvent aussi être tragiques.

C'est pourquoi les décisions concernant la prolongation ou l'arrêt du confinement, et la stratégie pour sortir de celui-ci, ne peuvent pas être prises uniquement selon des critères médicaux dictés par les spécialistes de l'épidémie. Il s'agit de décisions politiques, qui seront prises par nos gouvernants, sans que ceux-ci puissent s'abriter derrière les avis médicaux. Il est même possible que certaines de ces décisions puissent se traduire par un nombre de victimes directes de l'épidémie supérieur à celui qui aurait été obtenu en maintenant un confinement plus prolongé.

A la limite, si l'on voulait appliquer strictement la position défendue par Habermas, la seule décision éthiquement acceptable serait de prolonger le confinement jusqu'à ce que nous disposions d'un vaccin contre le Covid-19; mais comme ce vaccin ne sera disponible que dans un an au mieux, on voit bien qu'une telle décision, éthiquement impeccable, est dans les faits inapplicable.

Il faudra donc bien que les gouvernants prennent leurs responsabilités, et fassent preuve de cet "utilitarisme" condamné par Habermas, en essayant de prendre la moins mauvaise décision possible, c'est à dire celle qui minimisera les dégâts pour l'ensemble de la société, et non uniquement pour les malades du Covid-19. 

Soit dit au passage, je n'aimerais pas être dans leur peau, car leur décision, quelle qu'elle soit, entraînera des dommages, sans qu'il soit possible de savoir à l'avance si une autre décision en aurait entraîné plus ou moins. Dans tous les cas, les critiques pleuvront sur eux!

  

  

Sunday 12 April 2020

"quoi qu'il en coûte"?

Dans son allocution solennelle du 12 mars dernier, qui fut le premier pas vers le confinement général proclamé quelques jours après, Macron, utilisant une rhétorique martiale, nous disait que ""La santé n'a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu'il en coûte".

Près d'un mois plus tard, nous commençons à mieux réaliser ce qu'il va réellement nous en coûter, et à admettre qu'en réalité, la santé a bien un prix, et très élevé.

Dans une très intéressante interview parue dans Le Point, dont je recommande la lecture à tous, l'économiste français Christian Gollier évalue la baisse du PIB à 4% par mois de confinement; comme nous sommes bien partis pour une durée de ce confinement d'environ 2 mois, et qu'ensuite la reprise de l'activité économique ne se fera que très progressivement, tout laisse à penser que nous arriverons très vite à une récession largement supérieure à 10% du PIB.

Il faut bien comprendre ce que cela signifie concrètement pour la vie quotidienne des français, en terme de perte d'emplois, de pouvoir d'achat, de misère humaine, dans certains cas de désespoir. Certains inconscients, entendant mentionner les chiffres astronomiques annoncés pour les dépenses visant à compenser les pertes de revenus pendant le confinement, puis les plans de relance qui devraient être mis en oeuvre à la sortie de celui-ci, nous disent que "la preuve est faite que, de l'argent il y en a", et que "plus jamais les français n'accepteront les politiques d'austérité qui ont été menées ces dernières années". ils semblent oublier que cet argent déversé à flot, l'Etat ne le possède pas, il doit l'emprunter, et il devra un jour le rembourser, sauf à se déclarer en faillite. 

A ces pertes économiques occasionnées par la pandémie et le confinement qui en résulte, s'ajoutent toute une série d'autres conséquences d'ordre social, psychologique, en terme de retard scolaire, et même de santé publique. Mesure t'on par exemple les conséquences du confinement sur la montée des addictions (alcoolisme, drogues...)? Sur les violences intra familiales, notamment à l'égard des femmes et des enfants? Le désastre sanitaire entraîné par la quantité de personnes renonçant à se soigner d'autres maladies, retardant l'initiation de leur traitement ou la réalisation de leur chirurgie? Prend-on en compte la vague de maladies mentales, de dépressions, ou dans le pire des cas de suicides qui va en résulter?

Alors oui, la santé (ou en tout cas celle des personnes frappées par le covid-19) a bien un coût, qui est très élevé, et on ne peut pas se contenter de dire que l'épidémie sera vaincue "quoi qu'il en coûte". Il arrive un moment où il faut bien mettre en balance les bénéfices et les inconvénients qu'occasionne le confinement. 

Bien sûr, on nous dit qu'il n'y a pas d'autre solution, et que le confinement est le seul remède existant pour empêcher un désastre sanitaire. Je ferai seulement deux observations:

- D'abord, il n'est pas tout à fait vrai que le confinement soit la seule solution; il existe au moins une alternative, qui a été utilisée jusqu'à présent avec un certain succès par la Corée du Sud, qui consiste à isoler immédiatement et totalement (c'est à dire en séparant le malade de sa famille) toute personne porteuse du virus, même si elle n'est pas malade, et dans chaque cas à enquêter pour retrouver toutes les personnes avec qui elle a été en contact, afin de les tester à leur tour.

Cette méthode présente l'énorme avantage de ne confiner que les personnes à risque, et non toute la population. Cependant, elle devient difficilement practicable à partir du moment ou l'épidémie n'est plus cantonnée à quelques centaines de personnes, mais s'étend, comme chez nous à sans doute plusieurs centaines de milliers. Elle implique en outre de disposer de très fortes capacités en matière de test de détection de la maladie, ainsi que que de tracking des personnes rencontrées par les individus contaminés, éléments dont nous ne disposons pas.

Nous avons donc bien fait "de nécessité vertu" en choisissant la stratégie du confinement, parce que nous n'avions pas la possibilité de choisir celle suivie par les coréens.

- la deuxième observation, qui est plus de fond, porte sur la capacité de nos sociétés post modernes à accepter et supporter la maladie et la mort. Bien sûr, personne ne souhaite le retour à l'époque de la peste noire, où près de 50% de la population européenne avait péri. Mais nous avons déjà, dans un passé relativement récent, traversé divers épisodes épidémiques plus ou moins sévères (grippe espagnole, grippe asiatique, grippe de Hong Kong), qui en leur temps furent meurtrières, mais n’entraînèrent jamais un confinement généralisé et un arrêt de l'économie comme c'est le cas actuellement. 

Le problème est que pratiquement les seuls experts qui sont actuellement consultés pour savoir quelles mesures prendre contre l'épidémie sont des médecins, virologues ou épidémiologistes, dont le seul objectif est (puisqu'ils ont été formés pour cela) de réduire le plus possible le nombre de victimes de l'épidémie, mais qui ne sont sans doute pas préparés pour prendre en compte au niveau "macro" les conséquences sur l'ensemble de la société des mesures qu'ils proposent.

Ces spécialistes trouveront toujours que les moyens mis à disposition du système de santé sont insuffisants, qu'il faudrait disposer en permanence de centaines de milliers de respirateurs, de millions de test, de milliards de masques... Mais comment peut-on imaginer qu'un système de santé puisse être dimensionné pour pouvoir affronter une épidémie qui, dans le pire des cas, ne se reproduira pas avant 100 ans? Sans compter que l'on aura toujours une guerre de retard, comme la France en 1940 avec la Ligne Maginot, et que les remèdes prévus pour lutter contre une épidémie comme celle du coronavirus ne serviront sans doute à rien contre l'épidémie suivante.

L'application du principe de précaution contre le risque d'épidémie est une illusion, il nous faut donc accepter que notre système de santé puisse se révéler incapable de faire face à une épidémie soudaine et violente, comme celle que nous connaissons actuellement. C'est une situation que l'humanité a connu à de nombreuses reprises par le passé, et dont elle s'est toujours relevé; mais cette fois, il semble qu'il soit inacceptable pour beaucoup de gens que des malades puissent mourir faute de capacité hospitalière pour les accueillir. On préfère donc une solution (le confinement) qui est en train de ruiner notre économie et de détruire la vie de nombreuses personnes, plutôt que d'affronter un plus grand nombre de décès.

Je sais bien que mon discours paraîtra inacceptable à beaucoup, et que l'idée que l'on puisse mettre un prix à la vie humaine peut sembler monstrueuse. Mais c'est pourtant la réalité, et je fais le pari qu'une poursuite prolongée du confinement, sans perspective claire de sortie, deviendrait vite inacceptable pour une partie croissante de la population.

Je ne suis pas en train de dire qu'il faut cesser immédiatement et sans condition le confinement; je pense seulement que la stratégie qui sera adoptée pour en sortir devra impérativement tenir compte, non pas uniquement des moyens pour stopper l'épidémie, mais également de l'ensemble des impératifs, économiques et sociaux, de notre société, et des dommages que le confinement lui cause, en pesant toujours les avantages et inconvénients, non seulement médicaux, mais également pour l'ensemble de la société. Il ne faudrait pas que le remède devienne pire que le mal.






Thursday 2 April 2020

Réfléchir sur notre système de santé

La situation d'urgence absolue que connait actuellement notre système de santé face à la croissance exponentielle des cas de Covid 19, le climat de stress et d'angoisse dans lequel travaillent les personnels de santé avec un dévouement admirable, ne constituent évidemment pas le contexte idéal pour procéder à un réexamen objectif et dépassionné de notre appareil sanitaire; aussi, mon intention ici n'est évidemment pas de me lancer, comme le font déjà certains, dans une critique indécente et purement politicienne des stratégies mises en oeuvre pour lutter contre l'épidémie, pour mettre en accusation le gouvernement actuel en dénonçant certaines insuffisances de moyens humains et matériels.

Je pense cependant que les tensions qui apparaissent de façon presque inévitable dans le service public de la santé (comment en serait-il autrement? Aucun système de santé ne peut être dimensionné pour faire face à une telle situation exceptionnelle) doit nous amener à réfléchir de façon plus globale sur le fonctionnement de nos services publics.

En effet, on entend dés à présent des voix mettant en accusation les "politiques d'austérité" mises en oeuvre par les gouvernements français qui se sont succédés ces dernières années, et en particulier depuis la crise financière de 2008, qui seraient responsables de la ruine des services publics, et plus spécialement de celui de la santé. C'est l'éternel discours sur "le manque de moyens" et la "logique comptable", comme s'il suffisait de mettre davantage d'argent pour résoudre les problèmes dont souffrent nos services publics.

Or, comme le montrent les excellents éditoriaux de Franz-Olivier Giesbert et d'Etienne Gernelle dans le Point (N° 2484) de cette semaine, ce n'est pas d'un manque de moyens que souffrent les services publics. FO. Giesbert rappelle opportunément que la France consacre 11,3% de son PIB aux dépenses de santé, ce qui la met en tête de l'ensemble des pays de l'Union Européenne, à égalité avec l'Allemagne. Or ce dernier pays ne rencontre pas les pénuries que nous connaissons en matière de lits de réanimation, de tests de dépistage et de matériel de diagnostic. A contrario, on peut d'ailleurs signaler que les Etats Unis consacrent à la santé un pourcentage du PIB très supérieur au nôtre (18%), avec les résultats désastreux que l'on constate actuellement, ce qui démontre que le fait de disposer de davantage de moyens financiers n'est pas une garantie pour la qualité du service de santé.

De son côté, Etienne Gernelle rappelle que la Corée du Sud, actuellement citée en exemple pour l'excellence de sa réponse face à) la menace du Covid 19, a un niveau de dépenses publiques équivalent à 32% du PIB, contre 56% pour la France.

Il me semble donc évident que les déficiences que nous sommes bien obligés de constater dans le fonctionnement actuel du système français de santé, ne résultent pas d'une insuffisance de moyens et ne sont pas la conséquence d'une prétendue "politique d’austérité" que l'on a bien du mal à déceler lorsqu'on constate que la France détient le record mondial peu enviable de dépense publique. Par, contre elles sont bien l'illustration d'un mal que j'ai déjà dénoncé à de nombreuses reprises dans ce blog: l'inefficience flagrante d'une administration française engluée depuis des décennies dans son bureaucratisme routinier, et qui réalise un exploit unique au monde: dépenser plus que tous les autres tout en fournissant des services publics qui se dégradent d'année en année.

Tout cela n'a rien à voir, ni avec une prétendue insuffisance de moyens, ni avec la qualité des personnels de santé, dont le niveau est excellent, mais bien avec une organisation déficiente, et qui devrait être révisée de fond en comble, lorsque des jours meilleurs seront revenus. Le personnel lui-même est victime du système, et il a bien du mérite à maintenir sa motivation dans le cadre administratif qui lui est imposé.

NOTE IMPORTANTE: cette critique de fond que je fais ici de l'organisation de nos services publics, dont celui de la santé, ne signifie pas qu'avec une autre organisation et des services plus efficients, nous n'aurions pas connu les problèmes d'insuffisance de moyens que nous connaissons actuellement. Je le répète: aucun système sanitaire, aussi efficient soit-il, ne peut être préparé à affronter sans difficulté une situation aussi exceptionnelle, et d'ailleurs rien ne dit que l'Allemagne ou la Corée du Sud ne connaîtront pas dans quelques jours un accroissement brutal des cas graves de Covid 19 et une situation de crise aussi angoissante que la nôtre.